Eric Fouquier : Contexte intellectuel et idéologique de l’étude « Les spectacles scientifiques télévisés » réalisée par Eric Fouquier et Eliseo Veron.
26 avril 2006Dans ce texte que nous lui avons demandé d’écrire, Éric Fouquier revient sur le contexte d’une recherche menée avec Eliséo Véron sur les spectacles scientifiques à la télévision et sur leur réception, recherche qui a fait date.
Comment resituer la pensée de cette époque 1981-84, historiquement proche mais qui paraît déjà un monde ancien lorsqu’on pense télévision, culture, communication, information ?
Il faut d’abord se replacer dans le moment politique particulier où elle a été commandée par le Ministère de la Culture. La société industrielle ne suscite guère, à cette époque, de contestation de masse, et sa valeur centrale reste l’utopie d’un progrès positif et sans bornes. Toutefois le bel édifice commence secrètement à se lézarder, avec l’enchaînement des grands accidents industriels très médiatisés – Seveso, Three Miles Island (qu’Eliseo Veron avait étudié auparavant), Amoco Cadiz, Exxon Valdez, etc. Tout cela donne dès lors à penser que ce ne sont pas, justement, des accidents, mais bien le début d’un processus. Pour le dire vite : commence à se diffuser dans le corps social l’idée que le projet de société, dont le moteur est le couple consommation/surproduction, peut générer aussi le couple risque industriel/souffrance sociale. La gauche, au pouvoir depuis 1981, adopte alors publiquement une thèse qui circule depuis plusieurs années dans les milieux de la culture technique : dans ce nouveau contexte historique, le citoyen doit désormais donner son avis sur les choix technologiques qui impactent sur l’environnement et la société ; être citoyen suppose de pouvoir par ses votes orienter ce type de décisions ; pour cela, il faut que le citoyen maîtrise un minimum de culture technique afin de se représenter correctement les enjeux et afin, surtout, de ne pas réagir « émotionnellement » (le Larzac, les luttes anti-nucléaire, la propagation du HIV sont dans tous les esprits).
Les Ministères concernés (culture, éducation, communication) sont à la manœuvre. Les mass media sont sollicités. C’est pour accomplir cette mission d’intérêt général qu’entre 1981 et 1984 la télévision, encore très dépendante de l’Etat, invente un nouvel objet, le spectacle scientifique télévisé dans les émissions de début de soirée. C’est à ce nouveau genre, politiquement correct, que l’étude est consacrée. En tant qu’étude, commandée par l’Etat, elle est une sorte de « point d’étape », et elle participe du même mouvement.
Mais s’agit-il vraiment d’une « commande » ? En fait pas vraiment car, quand on y regarde de près, elle est un objet de recherche mutant. Son principe de financement est décalqué des contrats entre Ministères et laboratoires publics : le Ministère en finance une partie, et demande aux institutions de rattachement des auteurs de financer l’autre. Or dans le cas d’espèce ces « institutions » étaient de toutes petites sociétés de recherche privées, vivant exclusivement de contrats commerciaux. Des conditions de travail pas vraiment idéales – quoi qu’acceptées à l’époque avec plaisir par les deux auteurs – caractérisées par un temps de travail haché et une liberté d’esprit sous pression économique constante dans des structures ne pouvant compter que sur leurs propres forces pour durer. Je ne sais pas si ce genre d’expérience mutante a été réitéré depuis. Je sais en revanche qu’il donne son caractère à une étude faite au mieux de nos capacités, mais dans des conditions vraiment artisanales.
Le bagage théorique et la « boite à outils » de notions descriptives dont nous nous sommes servis étaient assez bien adaptés à la situation finalement assez simple que nous rencontrions en 1980-85, comparativement à ce qu’elle est devenue. Dans un contexte de rareté relative des « relais » médiatiques, il n’était pas impensable de décrire la diffusion d’une information scientifique comme un processus à étapes successives (depuis le laboratoire initial jusqu’au grand public de prime time), avec des transformations rhétoriques réglées. Un modèle sous-jacent de « chaîne » et d’étapes, éventuellement représentable sous forme de schéma linéaire (boites et flèches), est sensible dans ces pages. Le bagage sémiotique et socio-sémiotique (« figures », « genres », « grammaires de production » et de « reconnaissance » enchaînées comme autant de maillons, etc.), issu des années 1970 et plus particulièrement des chercheurs travaillant autour de l’EHESS, pouvait apporter, sinon une révélation définitive des mécanismes à l’œuvre, du moins un minimum de formalisation. Barthes, Genette, Greimas, ont été particulièrement mis à contribution.
Époque révolue. Vingt ans plus tard, la diffusion scientifique est devenue d’une complexité telle qu’elle appellerait de tout autres modèles : qu’on pense aux pseudo-découvertes coréennes sur le clonage humain, entièrement fabriquées comme des marchandises pour une promotion sur le marché planétaire et dominées par une logique diplomatique ; ou qu’on pense à Wikipedia, qui concurrence les encyclopédies de référence, par le recours au « grand public » en position, non plus de spectateur passif, mais d’acteur et auteur dans un process d’intelligence collaborative à l’échelle du monde, schéma intellectuel dont on peut se demander s’il n’est pas, par ailleurs, redevable de la figure de la « main invisible ». Un modèle de réseau a remplacé celui de chaîne, un modèle descriptif de marché concurrence désormais celui de la production.
Une autre transformation de fond touche au rapport intrasubjectif. La vulgarisation, en 1981, était une télé-évangélisation (un message encapsulé dans un spectacle), adressée à des spectateurs considérés comme des « outres qu’on emplit », conçus essentiellement comme incultes et à transformer « pour leur bien ». En témoignent les citations condescendantes des journalistes vulgarisateurs, vedettes de l’époque, citées au chapitre 3 (« notre mission… détruire des idées fausses… extirper des lieux communs… déconditionner le public… »). Je ne me suis pas vraiment informé des réflexions actuelles sur la vulgarisation. Mais je doute qu’on puisse aujourd’hui opérer efficacement avec le même modèle relationnel. Le code a certainement changé, ou il va le faire incessamment, lorsque 50% des 15 ans et plus surfent sur le net, manipulent des objets quotidiens très techniques, maîtrisent pour bon nombre Excel et autres logiciels. Le modèle de partage du savoir selon une diffusion top-down est par exemple progressivement abandonné dans les entreprises qui passent au Knowledge management, au profit de l’idée de partage « à la carte », et demain de processus collaboratifs.
Cette étude a 20 ans. Dans l’intervalle, tous les référents particuliers qui étaient les siens ont donc changé : place de la culture scientifique/technique, image du progrès, image de la technique, modalités de partage du savoir, rôle des médias dans la vie quotidienne. Une « économie du savoir » a vu le jour, un « capitalisme cognitif » a remplacé le monde « brick and mortar » qui était l’environnement de l’époque. Ce travail offre un témoignage de ce qu’était le modèle de vulgarisation dans un état antérieur du champ. Mais il ne faut pas, ou plus, compter sur lui pour décrire ce qui se joue 20 ans plus tard, sauf en tant que forme révélant en creux ce que l’on constate aujourd’hui.
Éric Fouquier
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