Baudouin Jurdant. Intervention “Communication scientifique et réflexivité” (2009)

Baudouin Jurdant. Intervention “Communication scientifique et réflexivité” (2009)

11 mai 2012 0 Par Baudouin Jurdant

Enregistrement audio et transcription d’une intervention de Baudouin Jurdant, donnée dans le cadre du cycle de conférences intitulé “La vulgarisation scientifique : une mode ? une nécessité ? une illusion ?”

Contexte de l’intervention

“Communication scientifique et réflexivité”

le 23 mars 2009

par Baudouin Jurdant



Résumé de l’intervention

Le fonctionnement communicationnel des communautés scientifiques présente un paradoxe intéressant : autant les scientifiques se révèlent excellents communicateurs entre eux à l’intérieur d’un même paradigme, autant leurs tentatives de communiquer leurs résultats à des non-spécialistes rencontrent des problèmes si difficiles à résoudre que, bien souvent, ils se découragent et montrent alors une tendance à se replier sur eux-mêmes, nourrissant par là le mythe de la tour d’ivoire.

On examinera tout d’abord ce qui fonde l’aisance communicationnelle dont les scientifiques témoignent entre eux. Ensuite, j’aborderai les difficultés qu’ils rencontrent dès qu’ils ont affaire à des non-spécialistes en prenant appui sur l’analyse de la vulgarisation scientifique. En troisième lieu, je tenterai de soutenir l’idée que cette vulgarisation constitue depuis sa naissance historique au XVIIe siècle un dispositif propre à assurer au discours scientifique une certaine réflexivité. Je terminerai en montrant en quoi les changements qui ont affecté le statut socio-politique et culturel des sciences aujourd’hui nécessitent plus que jamais une circulation beaucoup plus ouverte et libre des savoirs scientifiques en suggérant quelques moyens pour l’assurer.

Baudouin Jurdant est spécialiste des questions de vulgarisation scientifique, professeur en Sciences de l’information et de la communication, à l’université Paris Diderot (en 2009).

Introduction (Mélodie Faury) :

Bonsoir, nous allons poursuivre ce soir le cycle de conférence « La vulgarisation : une mode ? une nécessité ? une illusion ? ». Il s’agit de la 4ème séance, et nous avons le plaisir d’accueillir Baudouin Jurdant qui vient nous parler de « Communication scientifique et réflexivité ». Dans la suite donc des réflexions que nous avons entamées avec nos précédents invités, nous allons aborder la question de ce qui est en jeu au moment où les chercheurs communiquent sur leurs résultats, sur leurs travaux, et la différence qu’il y a entre le fait de communiquer avec ses pairs ou avec les non-spécialistes.

Baudouin Jurdant est spécialiste des questions de vulgarisation, professeur en sciences de l’information et de la communication, à l’Université de Paris Diderot. Il va nous parler de l’importance de la réflexivité dans la vulgarisation scientifique. Je vous souhaite un bon échange, n’hésitez pas à poser des questions.

Baudouin Jurdant :

Bien, tout d’abord, c’est moi qui vous remercie, de m’avoir invité. Je ne sais pas si j’ai toujours autant de plaisir à parler de la vulgarisation, parce que j’en ai si souvent et si longtemps parlé. Et je me dis qu’un beau jour il faudra que je cesse de traiter ce sujet. Mais c’est quand même avec beaucoup de plaisir que je vais essayer de vous transmettre quelques-unes des idées que j’ai pu avoir au fil des années sur ce thème de la vulgarisation.

Le mieux c’est peut-être de commencer par l’intérêt que j’ai développé, comment s’est développé mon intérêt pour la vulgarisation. Alors je dois tout de suite vous dire que c’est par hasard. C’est-à-dire qu’a priori je souhaitais faire une thèse sur d’autres aspects linguistiques du langage de la science. Et, le professeur auquel je m’étais adressé m’a dit « vous voulez étudier linguistiquement le langage de la science, mais écoutez, soyez sérieux, vous n’êtes pas vous-mêmes scientifique », parce qu’évidemment je venais des sciences sociales. « Vous n’êtes pas scientifique, donc c’est pas possible. Faites de la science auparavant : je vous propose de faire médecine pendant quelques années et puis vous revenez dans quatre, cinq ans pour éventuellement traiter le sujet ». Alors autant vous dire que ça ne m’arrangeait pas du tout, en tout cas à l’époque, et c’est comme ça que j’ai proposé une semaine après à mon professeur, de travailler sur le langage de la vulgarisation scientifique. C’est-à-dire de travailler sur la manière dont les sciences se présentent, à moi, en tant qu’ignorant. En tant qu’ignorant des sciences. Alors je ne vous raconte pas évidemment les paradoxes de cette position, qui a posé quelques problèmes dans la rédaction de la thèse, parce que commencer une thèse avec une base, dont la légitimité se situe dans mon ignorance des sciences, c’est quelque chose d’un peu étrange, ça l’est sûrement pour vous et ça l’était pour moi à l’époque.

En tout cas, le fait est que je me suis mis au travail, et bien entendu les a priori que je pouvais avoir et qui existent encore de façon assez massive dans la communauté scientifique, était de considérer la vulgarisation scientifique comme une forme, une des modalités possibles de la transmission des connaissances scientifiques à un vaste public.

Partant de ce présupposé, la vulgarisation scientifique comme transmission de savoir, ou comme participant à la circulation des savoirs scientifiques, j’ai commencé à travailler sur cette question et je me suis rendu compte assez rapidement, que le savoir transmis était loin d’avoir toutes les caractéristiques du savoir scientifique. On ne devient pas physicien en lisant Science et Vie, ça c’est absolument clair, ni Science et Avenir. On ne devient pas plus physicien d’ailleurs, ce qui est moins évident, en commençant par Science et Vie, et puis en sautant après sur Science et Avenir qui est d’un niveau un peu plus élevé, et puis en allant un peu plus loin avec La Recherche, pour passer ensuite à Pour la Science, voire pourquoi pas Nature et Science à la fin du parcours. Je n’ai jamais vu d’itinéraire de ce type là, et donc là aussi c’était quelque chose qu’il était assez facile de récuser.

C’était dans les années 70. C’était l’époque où un certain nombre d’enquêtes aux Etats-Unis ont été faites sur la vulgarisation scientifique et plus particulièrement sur l’impact de la vulgarisation scientifique, précisément en terme d’acquisition de savoirs. Et la plupart de ces enquêtes étaient pessimistes et ont abouti à cette idée d’un « increasing knowledge gap », d’un fossé grandissant entre science et société. En disant notamment que la vulgarisation scientifique, loin de combler le fossé qui semble exister entre une élite savante et des gens qui sont considérés comme relativement ignorants de l’autre côté, la vulgarisation, loin d’établir un pont au-dessus du fossé, avait plutôt des effets inverses, c’est-à-dire agrandissait encore l’écart qu’il pouvait y avoir entre une élite savante et, on ne va pas dire une masse ignorante, parce que les gens ne sont pas ignorants, loin de là, mais on va dire entre « Einstein et la rue », comme on a pu le lire dans certains articles de vulgarisation précisément, on va dire entre les scientifiques, la communauté scientifique dans son ensemble, et on va les appeler les non-scientifiques. Alors c’est une définition un peu négative, mais en même temps, c’est bien de cela qu’il s’agit.

Donc, ce fossé-là n’était pas comblé par la vulgarisation scientifique ; au lieu de cela, le fossé semblait aller grandissant.

Alors tout cela m’a amené effectivement à me poser une question. Quand vous allez voir les vulgarisateurs professionnels et que vous leur demandez ce qu’ils font, la plupart emploient les termes d’une transmission des informations scientifiques, d’une transmission de savoir. Et quand vous leur demandez « est-ce que vous êtes confiants dans l’impact positif que vous pouvez avoir ? », ils sont tous très sceptiques. Ils disent « c’est vrai, on n’est pas très sûrs que ça marche très bien, mais notre boulot c’est quand même ça. C’est de transmettre les connaissances scientifiques, d’essayer de simplifier les choses qui sont un peu trop compliquées, de trouver un langage approprié, etc. » C’est-à-dire qu’ils font leur métier avec beaucoup de bonne volonté, et beaucoup de bonne foi, pour effectivement transmettre des connaissances hautement spécialisées, à un public « profane », qui n’a pas les acquis qui leur permettraient de comprendre tout ce qu’on leur dit.

Si donc la vulgarisation ne marche pas, en terme de transmission de savoir, si elle échoue là où les agents de la vulgarisation disent que ce qu’ils font c’est effectivement ça, ça ne peut que nous interpeller et on se dit « alors qu’est-ce qu’ils font ? ». Et la question que je me suis posée de ce fait : « Est-ce qu’ils ne feraient pas autre chose que simplement transmettre le savoir ? ». La vulgarisation scientifique aurait-elle pour seule fonction de transmettre le savoir scientifique à des ignorants ou à des profanes (appelons-les des profanes) ? Ou bien, est-ce qu’elle n’assurerait pas d’autres fonctions qui seraient moins évidentes, un peu plus complexes, et dont les agents eux-mêmes n’auraient pas véritablement conscience ?

Alors, du coup, j’ai un peu travaillé sur l’histoire de la vulgarisation scientifique. Quand vous travaillez sur la vulgarisation scientifique, aujourd’hui, les raisons pour lesquelles la majorité, aussi bien des scientifiques que des non-scientifiques, vont vous dire qu’il est nécessaire de vulgariser, même si certains y croient moins que d’autres, c’est le « droit au savoir », la « nécessité dans une société démocratique de donner les informations à un maximum de gens pour que cette société démocratique puisse vivre, s’adapter à la modernité », etc. Les scientifiques vont dire aussi, (c’est une chose que j’ai souvent entendue) : « après tout les recherches que nous faisons sont financées avec de l’argent public, et donc il est parfaitement normal, légitime, de rendre, de payer notre dette à la société, à travers la vulgarisation scientifique ». C’est ce que j’ai souvent entendu. Il y a des tas d’autres motivations qui sont peut-être moins nobles, il y a beaucoup de scientifiques qui vulgarisent pour mettre un peu de beurre dans les épinards si je puis dire, il y en a d’autres qui vulgarisent pour atteindre une certaine notoriété, alors on sait bien que ce n’est pas la « vraie » notoriété, celle de la science pure. Toutes ces motivations, on peut les entendre. En même temps, il est absolument clair, que quand vous regardez l’histoire de la vulgarisation, vous voyez que la vulgarisation naît au XVIIème siècle et qu’aucune des motivations invoquées aujourd’hui, dans une société où le partage des savoirs est important, ne fonctionne au XVIIème siècle. Personne ne pense à la démocratie à cette époque-là. Et la question d’un partage du savoir paraîtrait tout à fait incongrue. Fontenelle aurait été l’un des premiers vulgarisateurs, enregistré comme tel. Mais on pourrait la faire remonter à mon avis à Galilée et à certains disciples de Galilée, même si Galilée n’a pas d’intention vulgarisatrice lui-même, même si ce n’est pas son propos. Mais Galilée écrit ses livres en italien, sous forme de dialogue, et qu’il ne néglige pas le fait qu’en écrivant en italien, il augmente son public. Pour Galilée, ce n’était pas quelque chose d’accessoire, c’était plutôt quelque chose d’important.

Mais laissons Galilée de côté et revenons à Fontenelle. Du côté de Fontenelle également, ce n’est certainement ni la démocratie, ni la justification de l’argent public que les scientifiques dépenseraient à l’époque puisque cet argent n’est pas public. La science était financée par des mécènes.

Les raisons pour lesquelles on invoque les nécessités de vulgariser aujourd’hui sont des raisons qui n’ont pas fonctionné au moment où la vulgarisation est née comme genre littéraire.

D’où la question qui devient à mon avis encore plus pressante : « Pourquoi ? Pourquoi vulgariser ? ». Pourquoi est-ce que Fontenelle écrit les Entretiens sur la pluralité des mondes, ouvrage célèbre entre tous, par l’élégance de son écriture et la manière dont il a pu exposer un certain nombre des théories scientifiques de son époque ? Encore qu’il était cartésien et qu’il ne rend pas compte des théories de la gravitation de Newton. Il faut dire que les Entretiens ont été écrits un peu avant. Mais néanmoins, ce qui m’a semblé intéressant, c’est de maintenir cette question « Pourquoi la vulgarisation ? A quoi sert-elle ? ». Et l’une des réponses à laquelle je suis arrivé, par l’intermédiaire d’une première constatation est la suivante : en tout cas à l’époque, la vulgarisation ne résulte pas d’une demande publique. Elle ne résulte pas d’une demande d’un public déjà constitué et qui manifesterait d’une manière ou d’une autre un désir de savoir.

Du côté de Fontenelle, vous pourriez dire « oui, dans les salons mondains, les femmes adorent parler des tourbillons cartésiens », mais en même temps, ce n’est pas au nom de cette demande que Fontenelle prend conscience dans la préface aux Entretiens sur la pluralité des mondes ou bien à L’histoire des oracles, que Fontenelle justifie ce qu’il fait, tout en sachant fort bien, qu’il ne sait pas très bien ce qu’il fait justement. Il exclut le fait que c’est une traduction, et un certain nombre de choses, mais il est un peu incertain sur les effets du discours qu’il va tenir, à partir des livres savants qu’il lit et qu’il essaye de rendre accessibles à une audience souvent féminine, et qui finalement n’a pas grand chose à en faire, si ce n’est, et je crois que c’est quelque chose d’important, si ce n’est de nourrir des conversations, et en particulier des conversations mondaines. Alors ne soyons pas trop méprisants vis à vis de ces conversations mondaines. J’ai l’impression qu’il y a là quelque chose qui se joue et que je pense important pour rendre compte de ce que je crois essentiel dans la vulgarisation scientifique.

Alors de fil en aiguille, en posant la question « Qui est le bénéficiaire de l’opération vulgarisante ? Au fond, à qui profite la vulgarisation scientifique ? ». Si l’on est d’accord pour dire que le public n’en fait pas grand profit : il en fait un certain profit, qui n’est pas négligeable, mais ça n’est certainement pas un profit qui pourrait légitimer vraiment tous les efforts que l’on fait aujourd’hui par exemple autour de la vulgarisation scientifique. Donc il en fait un certain profit, mais on reviendra sur ce que le public peut tirer de la vulgarisation scientifique. L’idée c’est de dire, finalement, que comme l’initiative de vulgariser vient des sciences elles-mêmes, est-ce que ce ne serait pas les sciences elles-mêmes qui en seraient les premiers bénéficiaires ? Ce qui semble un peu paradoxal et un peu bizarre. Pourquoi est-ce que les scientifiques ou comment se fait-il que les scientifiques pourraient eux-mêmes tirer bénéfice d’une présentation populaire de leurs savoirs à un public dont ils ne sont pas sensés faire partie, mais dont ils font quand même partie ?

J’ai été très frappé par exemple, quand je faisais mes travaux sur la vulgarisation, par cette observation : j’allais de temps en temps dans les laboratoires, et dans les laboratoires, en tout cas à l’époque, La Recherche arrivait tous les mois sur la table où l’on prenait le café, et bien sûr que les scientifiques, en prenant le café, feuillettent La Recherche. En y cherchant quoi ? Dans une revue comme La Recherche vous avez de la physique, de l’astronomie, de la biologie, vous avez toute sorte de disciplines, mais il est clair que le regard des scientifiques s’arrête au moment où ils voient un article consacré à leur propre discipline. Et quand ils voient un article consacré à leur propre discipline, ils le lisent. Ils le lisent toujours même si c’est pour s’ébahir des erreurs que leur collègue a fait, « tiens il a oublié de citer un tel, qu’est-ce que cela veut dire ? », « il n’a rien compris », « ses expériences… », etc. Vous savez à quel point les scientifiques sont tendres les uns avec les autres et le genre de ricanements que les efforts d’un de leurs collègues à vulgariser peuvent susciter dans la communauté. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’ils le lisent. Ils le lisent d’un bout à l’autre, et vont le conseiller à leurs collègues, « t’as vu l’article d’un tel, ce qu’il raconte sur Lehn, ce n’est pas possible », etc. Il y a là peut-être un besoin, non reconnu par les scientifiques, mais néanmoins très réel.

Martine Barrère qui était à La Recherche et qui s’occupait du nucléaire dans les années 70-80, me disait parfois : « Baudouin, tu as raison, d’une certaine manière c’est vrai, l’impact didactique de la vulgarisation scientifique n’est pas énorme, mais l’interdisciplinarité ! Quand même la vulgarisation scientifique avec des revues comme La Recherche, est là pour faciliter les liens interdisciplinaires. Et grâce à nous certains scientifiques, biologistes par exemple, après avoir lu un article de physique et repéré une courbe qui les intéressaient, téléphonent à leurs collègues pour savoir comment ils l’ont obtenue, etc ». Alors, oui et non, ça arrive de temps en temps, j’imagine que ça a pu arriver de temps en temps et que Martine Barrère était absolument de bonne foi en disant que La Recherche avait une fonction interdisciplinaire, mais quand on voit l’état de l’interdisciplinarité aujourd’hui, on est quand même sceptiques sur l’efficacité interdisciplinaire d’une revue comme La Recherche.

Alors, l’idée au fond était de se poser la question « mais qu’est-ce qu’ils cherchent ? Qu’est-ce qu’un scientifique spécialiste de la question va chercher dans la lecture d’un article de sa propre spécialité ? »

La réponse la plus immédiate, ou la plus évidente, c’est que d’une certaine façon l’article de vulgarisation va permettre au spécialiste de prendre un certain recul. C’est-à-dire, un article de vulgarisation, parce qu’il prend en compte un contexte beaucoup plus large que le contexte de l’article strictement spécialisé, permet au spécialiste de voir les choses d’un tout petit peu plus loin. Ça lui permet de prendre du recul par rapport à l’habitude qu’il a de lire des articles hyper-spécialisés, hyper-concentrés sur tel et tel sujet. Certes, et je crois que là, il y a certainement un bénéfice. On peut se demander aussi quel est le bénéfice que le scientifique peut retirer d’un tel recul. Là-dessus Terry Shinn a dit des choses qui à mon avis son très intéressantes. Il y a beaucoup de scientifiques qui ont quand même un peu le nez dans le guidon, ils sont très concentrés sur des sujets souvent très pointus, qui leur font oublier le monde alentour. Ils mettent toutes leurs forces dans des matières souvent très étroites. Et donc, ce que Terry Shinn disait, c’est que par le biais de la vulgarisation, le scientifique a la possibilité de tisser à nouveau une sorte d’imaginaire dans lequel il a la possibilité de resituer sa recherche. Ça lui permet au fond de rêver à nouveau dans un contexte un peu plus étendu, un peu plus vaste, d’imaginer des questions auxquelles lui-même n’avait pas pensé dans son sujet, au fond de voir son sujet s’élargir à d’autres dimensions que celles qui le mobilisent dans la recherche spécialisée qu’il mène.

J’irais un tout petit peu plus loin dans les bénéfices que les scientifiques peuvent tirer de la vulgarisation scientifique, aussi bien au niveau de la production, que de la lecture, que de la réception des articles de vulgarisation. En disant, est-ce qu’au fond les scientifiques ne cherchent pas dans la vulgarisation à retrouver ou trouver peut-être tout simplement une certaine réflexivité ? C’est-à-dire rendre le savoir à la construction duquel ils participent activement et de façon très intense, rendre ce savoir-là un peu plus réflexif ?

Alors qu’est-ce que ça veut dire « réflexif » ? Surtout devant une assemblée de scientifiques, les cheveux, quand ils sont là, doivent se dresser sur la tête. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Pour essayer d’expliquer cela, je vais vous rappeler certaines des caractéristiques de la vulgarisation, à ses débuts et pendant une bonne partie du XVIIIème et une bonne partie du XIXème.

La vulgarisation était une littérature très particulière. D’abord adoptant souvent la forme du dialogue, de la conversation. Il s’agit bien de cela, de la conversation. Une forme de dialogue, où l’on sent très bien à plusieurs reprises, lorsque les vulgarisateurs parlent, ou s’excusent souvent avec une sorte de petite culpabilité, d’avoir utilisé un style familier. Un style de conversation précisément. Un style ordinaire tout simplement. Alors ce que je souligne ici, c’est la référence que les scientifiques font à la dimension orale de la langue. C’est-à-dire au fond, le fait que le vulgarisateur, d’ailleurs souvent ils le disent « je me suis imaginé parler avec mon lecteur. J’ai essayé d’imaginer les objections qu’il pourrait me faire et j’ai répondu comme si nous étions ensemble en train d’avoir une discussion relativement informelle, relativement libre. » Et du coup, ce qui m’intéresse là, c’est la dimension orale de la langue. Je la mets en contraste avec précisément la science elle-même. Parce que les sciences sont fondamentalement écrites. C’est de l’écriture. Je dirais même que c’est de l’écriture en un sens très fort. Certes, certains laboratoires sont des lieux de parole pour ceux qui y travaillent, d’autres sont très silencieux. Mais les résultats de la science, c’est avant tout la publication, c’est l’écriture. Une écriture qui est extrêmement contrainte, par des règles, par des codes, assez précis, qui ont pour but notamment d’écarter le maximum d’éléments subjectifs précisément, d’éléments qui seraient au fond personnels. On n’écrit pas un article de science pour dire ce que l’on croit subjectivement sur l’état de tel ou tel sujet. On écrit un article de science parce que l’on a obtenu un certain nombre de résultats. Et on est obligé de formater ces résultats d’une certaine manière. Et dans ces cas-là on s’adresse à ses pairs. Et ces pairs, bien entendu, vont apprécier l’article. Ce qui est le plus extraordinaire, c’est que les pairs, votre collègue spécialiste, qui va lire l’article, il va le comprendre. Très exactement, comme vous vouliez qu’il le comprenne. Bon parfois, il peut y avoir des problèmes : dans ces cas-là il prend immédiatement son téléphone et il dit « Ecoutez, là il y a un truc, j’ai essayé de refaire votre expérience, mais ça ne marche pas du tout, il y a un machin qui me manque… » et éventuellement une discussion va pouvoir s’engager là-dessus. Mais en principe, à partir du moment où vous publiez vos résultats, où vous expliquez les protocoles expérimentaux que vous avez utilisés, où la bibliographie est faite correctement, où vous n’oubliez rien, alors, en principe, votre collègue comprend ce que vous dites, et il le comprend exactement comme vous voulez qu’il comprenne. Il y a une espèce de maîtrise de l’écriture, qui fait que la communication intra-scientifique fonctionne bien. On va dire ça comme çà. Je suis sûr qu’il y en a parmi vous qui vont dire « vous croyez que ça fonctionne bien, mais ça ne fonctionne pas aussi bien que vous le croyez ». Enfin, idéalement, les codes, les contraintes, les règles, le formatage, tout cela participe à une volonté d’escamoter au maximum les éléments subjectifs qui pourraient interférer avec une compréhension parfaite des résultats que vous donnez. Et ça, je crois que c’est possible avec l’écriture bien sûr. C’est l’écriture qui rend possible de maîtriser… D’ailleurs quand un article se fait à plusieurs, j’ai assisté à plusieurs discussions de ce type là, les négociations sont parfois extrêmement détaillées : « non on ne va pas utiliser ce terme-là parce que ça ferait référence à telle chose et nous ne voulons pas que nos lecteurs y pensent », etc. Il y a une vraie volonté de maîtrise dans la rédaction-même d’un article scientifique, qui est tout à l’honneur d’ailleurs de la communauté scientifique, parce que c’est comme cela que ça marche, et que ça marche bien.

Donc on a affaire à l’écriture. Je vais faire brièvement référence à Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, et ce mot horrible qu’il a lancé, enfin il n’est pas aussi horrible que ça, quand il parle de paradigme. Quand il parle de « paradigme », ce qu’il veut dire n’est peut-être pas aussi compliqué qu’il n’y paraît. La façon dont j’interprète ce qu’il veut dire c’est que les scientifiques, dans une communauté, dans une spécialité particulière, partagent tous plus ou moins, plutôt plus que moins, la même perspective sur les choses. C’est-à-dire que les communautés scientifiques savent bien quels sont les problèmes de leur discipline. Ils savent bien, quelles sont les difficultés, etc. Ils adoptent un point de vue dont ils ne sont pas forcément conscients. La plupart des scientifiques, ou des chimistes, même les astronomes par exemple, —quand les astronomes nous parlent des trous noirs ou des galaxies, des étoiles, des naines rouges, ou tout ce que vous voudrez, quand ils parlent de cela, même si ce sont des objets très éloignés et même si l’observation de ces objets se fait, comme le dit Bruno Latour, à travers une « cascade de médiations » relativement complexe— néanmoins, beaucoup d’entre eux vous parleront de ces galaxies ou de ces trous noirs, comme s’il s’agissait de la réalité elle-même. C’est à la réalité qu’ils ont affaire. Et quand je dis ça, j’ajoute immédiatement, j’implique immédiatement, que s’ils peuvent croire sans aucune difficulté, qu’ils ont affaire à la réalité elle-même, c’est bien parce qu’ils ont la possibilité d’oublier qu’ils sont à l’intérieur d’un paradigme. C’est-à-dire, que la vision qu’ils ont de la réalité, n’est pas la vision d’un dieu omnipotent et omniscient, mais que cela reste une vision humaine définie par des instruments, des méthodes, toute une série d’appareils et de médiations, mais de médiations qui vous donnent de la réalité, une vision attachée à un point de vue. Un point de vue dont ils ne sont pas forcément conscients. J’insiste là-dessus.

C’est là qu’intervient à mon sens, ce que l’on pourrait appeler une sorte de déficit de réflexivité dans les sciences. Vous connaissez tous la phrase de Rabelais « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », je suis sûr que certains d’entre vous ont même du plancher en classe de philo sur des sujets analogues. Sujet extrêmement intéressant, parce qu’il définit comme possible l’existence d’une « science sans conscience ». C’est-à-dire que lorsque l’on vous fait traiter « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », les scientifiques normaux pourraient dire « c’est complètement idiot, bien sûr qu’on est parfaitement conscients de tout ce qu’on fait, bien sûr que… ». Eh bien non, ce n’est pas « bien sûr » ! Au nom du fait que les scientifiques peuvent très bien oublier la perspective qui détermine le discours qu’ils tiennent sur la réalité. Parce qu’ils tiennent un discours sur la réalité. Ils construisent une certaine représentation du monde. J’adore cette définition que l’on doit à un linguiste suisse, Luis Prieto, dans les années 70, il disait quelque chose qui m’a toujours fasciné. Il pose à un moment donné le problème suivant : « Quelle est la différence entre une connaissance idéologique, et une connaissance scientifique ? ». Bon. Facile. Non pas si facile, vous allez le voir. Alors la réponse qu’il donne, est une réponse qui à mon avis est très intéressante. Il dit : « une connaissance scientifique est une connaissance qui n’oublie pas qu’elle est connaissance. Alors qu’une connaissance idéologique, c’est une connaissance qui a oublié qu’elle était de l’ordre de la représentation, qu’elle était effectivement connaissance. » Ce qui est intéressant ici, dans la caractérisation de la connaissance scientifique par rapport à la connaissance idéologique, c’est que la connaissance scientifique, et c’est vrai que les scientifiques entre eux sont sans arrêt en train de s’interpeller sur le savoir qu’ils détiennent, de le critiquer, etc., c’est-à-dire, ils sont sans arrêt en train de se rappeler les uns aux autres, que leur connaissance appartient bien au registre de la représentation. Enfin ça, c’est le mieux que l’on pourrait souhaiter. Ce qui ne les empêchent pas, dès qu’ils se situent à l’intérieur d’un paradigme donné, dans le cadre de leur spécialité, d’oublier très souvent la perspective qui leur fait voir les choses comme ils les voient. Et la connaissance idéologique, cette connaissance qui donc, a « oublié » qu’elle se situe au niveau de la représentation et qu’elle est effectivement une connaissance, cette connaissance idéologique s’impose comme si elle provenait de l’objet dont elle est connaissance. Prieto utilise le terme intéressant de « connaissance naturalisée ». Elle oublie son ancrage dans la conscience précisément. Et c’est quelque chose qui effectivement peut souvent advenir à l’intérieur des communautés scientifiques : ce fait d’oublier que l’on a un certain point de vue sur les choses. On pourrait croire alors que l’on travaille sur la réalité elle-même, au nom même de la communauté qui nous fait croire cela. Ce n’est pas du tout une croyance illégitime, c’est une croyance qui a tous les atouts de la légitimité. A partir du moment où l’on oublie que ce que l’on voit on ne le voit que d’un certain point de vue, bon, certes, on est encore dans la science, et cela n’a pas vraiment beaucoup d’importance pour obtenir les résultats que l’on veut obtenir, mais par contre, on est quand même à ce moment-là dans quelque chose qui n’est pas réflexif. On est dans la non-réflexivité, c’est-à-dire que l’on croit que l’on a affaire directement à la réalité, et on oublie l’aspect épistémique, l’aspect « représentation » que l’on a du monde. Et c’est au moment où vous êtes réfuté par quelqu’un d’autre que vous vous dites, « ah bah oui, je n’étais pas forcément dans le vrai et ce n’était qu’une représentation ». On peut donc en prendre conscience mais c’est de plus en plus rare. La réfutation des grandes théories est de plus en plus complexe et de plus en plus difficile.

La vulgarisation scientifique a ce mérite : elle oralise le discours scientifique écrit. On pourrait même presque dire, qu’étant donné l’importance de l’écriture dans le fonctionnement même des sciences à l’heure actuelle, puisque tout doit passer par des publications attestées, si l’on veut que les sciences, un jour, parce qu’on y est pas encore, appartiennent authentiquement à la culture des sociétés modernes, ce que l’on appelle la culture, il devient absolument fondamental que les savoirs qu’elles construisent deviennent des savoirs réflexifs. C’est-à-dire que cette dimension réflexive de la connaissance s’attache aux savoirs scientifiques eux-mêmes. Sinon, on aura toujours des problèmes.

L’idée que je me suis fait de la vulgarisation, c’est qu’effectivement, c’est ça qu’elle fait. En essayant de faire passer les résultats de la science, au niveau linguistique de la parole précisément. En oralisant le discours écrit de la science, elle introduit (il faudrait que j’apporte des tas de nuances tout à l’heure) des dimensions réflexives et une dimension réflexive qui est inhérente à l’usage de la parole. Parce que si la réflexivité a un sens, si l’on peut parler de réflexivité dans le monde dans lequel nous sommes, c’est au nom précisément de l’usage oral de la langue. C’est l’usage oral de la langue, qui vous rend réflexif, si je puis dire.

Alors, je ne sais pas s’il faut que je rentre dans les détails de la démonstration (si tant est que c’est une démonstration), des arguments qui me font dire effectivement que la réflexivité ne peut qu’être liée de façon très intime à l’usage de la parole, et certainement beaucoup moins à l’usage de l’écriture, et en particulier de l’usage scientifique de l’écriture.

Je dis à l’usage de la parole, pourquoi ? Parce que dès qu’on prend la parole, ce qui est relativement simple à comprendre, on est immédiatement à la fois « parlant la parole », c’est ce que je fais actuellement, je suis porteur de la parole, mais je suis aussi « parlé par la parole ». Je vois très bien que vous vous construisez tous une certaine image du sujet parlant que je suis ici et qui ne coïncide pas forcément à la croyance que je peux nourrir en mon for intérieur de la manière dont je suis en train de parler.

Autrement dit, ce que je veux dire par là, c’est qu’il y a un clivage, entre le sujet parlant la parole et le sujet parlé par la parole. La parole que je vous donne ici, elle me parle. Elle me pointe aussi, je suis forcément pointé, à travers vos oreilles comme un sujet parlé. Mais le sujet parlé par la parole, il passe par vos oreilles. Et il est hors de question, lorsque l’on parle, de pouvoir maîtriser toutes les oreilles, c’est impossible.

Il y a des tas de raisons qui peuvent nous porter à penser que c’est au nom de ce clivage propre aux langues humaines et en particulier aux langues doublement articulées des êtres humains, etc, c’est bien au nom des spécificités de cette langue-là, que la parole peut être dite à l’origine d’une certaine réflexivité. D’une réflexivité qui est absolument fondamentale pour la culture. Jean-Pierre Dupuis revient de Tchernobyl, et à un moment donné parle un peu de la culture scientifique, et dit ceci dans Un homme en colère : « pour qu’une activité intellectuelle devienne culture [une activité intellectuelle quelle qu’elle soit], il faut au moins qu’elle soit capable d’un retour réflexif sur soi-même, et qu’elle entre en communication intense, avec ce qui n’est pas elle. La science hyper concurrentielle, donc hyper spécialisée, est tout sauf une activité culturelle. » C’est dramatique. Ce n’est pas dramatique en fait, on pourrait s’accommoder de cela. En même temps, si on prétend que la science doit faire partie de la culture de l’honnête homme du vingtième siècle, etc., si on a un discours humaniste de ce type-là, qui permettrait d’intégrer mieux les sciences dans les sociétés modernes, il est clair que ça ne peut passer que par la culture. Et, s’il faut que cela passe par la culture, il faut effectivement que les sciences puissent pallier le déficit de réflexivité qu’elles exhibent. J’ai essayé de vous montrer quel était ce déficit de réflexivité, cette non-conscience que l’on peut nourrir, du point de vue auquel s’attache toute connaissance. On ne peut pas accéder à des réalités, sans impliquer un point de vue particulier. Et c’est dans la mesure où l’on prend conscience du point de vue particulier qui vous fait construire le savoir de la réalité comme vous le construisez, que vous pouvez prétendre à une certaine réflexivité. C’est cette réflexivité qui vous permettra éventuellement d’intégrer la science, ou les sciences dans la culture de l’honnête homme.

Ce qui m’a mis la puce à l’oreille de cette réflexivité, c’est ce qui s’est passé un jour où, à une conférence sur la vulgarisation scientifique, on avait invité, certains d’entre vous l’ont peut-être connu, Michel Crozon. Michel Crozon est physicien des particules, grand vulgarisateur, homme tout à fait agréable et très intéressant. A la conférence, on lui a demandé « Pourquoi vulgariser ? », ce qui était le sujet même de la conférence. Et c’est lui qui était le premier interlocuteur. Et immédiatement, il a dit : « Pourquoi je vulgarise ? Voilà, c’est pour mieux comprendre ce que je fais. ». Et dans cette parole, ce qu’il exprime de façon absolument claire et évidente, c’est le désir d’une certaine réflexivité. « Pour mieux comprendre ce que je fais ». Ne soupçonnez pas Michel Crozon d’être un mauvais physicien ou un physicien qui ne comprenait pas ses formules, non, ce n’est pas du tout ça. La contrainte de parler, d’exposer, de présenter la science spécialisée dont il était porteur, à un public profane, à un public qui n’y connaît rien, c’est ça qui lui permettait à lui, de mieux comprendre ce qu’il faisait. C’est là le bénéfice que lui trouvait à vulgariser. C’est-à-dire qu’il confirmait un peu le soupçon que j’avais. Le soupçon qui consistait à dire que la vulgarisation n’était pas une espèce d’avatar, une dégradation du savoir pur, mais quelque chose qui est au cœur même du fonctionnement de la science moderne. Quelque chose qui est d’une nécessité absolue si l’on veut comprendre et bien comprendre ce que l’on fait quand on fait de la science. Et du côté de Crozon, c’est clair que la nécessité de vulgariser, l’oblige à retrouver, à renouer avec le point de vue qui fait voir le monde du physicien comme il le construit. C’est à dire que c’est au nom d’une prise de conscience de la perspective que les scientifiques ont quand ils nous parlent des bosons etc., c’est quand ils prennent conscience de cette perspective, qu’ils vont pouvoir à la fois vulgariser et introduire la réflexivité. Et ceci se fait, je dirais, principalement par le biais d’un retour à la dimension orale de la langue. Si on arrive pas un jour, à faire en sorte que la science soit effectivement parlée, par les gens, la science sera toujours à l’extérieur de la culture.

Il faut pouvoir parler science, si l’on veut que la science intègre la culture.

Alors la grande difficulté de ce problème est la suivante. Les vulgarisateurs, généralement, quand ils vulgarisent, se sentent eux-mêmes contraints, et plus ou moins obligés, de se faire les relais du point de vue que les scientifiques ont du savoir qu’ils vulgarisent.

Ils s’en font les relais, souvent imparfaits. Certains d’entre vous savent très bien que lorsque vous vous faites interviewer par un journaliste de Science & Vie, soit vous lui dites « écoutez, je veux revoir le texte après, je vais voir si tout est bien etc. », ou bien si jamais vous abandonnez les choses en l’état, il y a de fortes chances pour que vous appeliez le lendemain en disant « mais vous m’avez mis un titre qui fausse tout ! On ne comprend plus rien avec le titre que vous avez mis, et ces inter-titres qui n’ont rien à voir, etc. ». C’est à dire le mécontentement des scientifiques, par rapport à la production vulgarisatrice est très connu et a souvent été traité.

C’est un mécontentement que je ne crois pas légitime. Je crois que la vulgarisation n’aboutit qu’à une impasse, s’il s’agit pour le vulgarisateur de se faire le relais du point de vue que les scientifiques ont sur le monde, à travers leur méthode et le point de vue qu’ils construisent, sans prendre conscience justement de ce point de vue. Des relais purs, complètement passifs. Souvent les vulgarisateurs sont obligés d’agir comme cela parce qu’ils ne comprennent pas bien ou pas complètement la matière dont ils traitent.

Le problème est le suivant. Il faudrait, pour que les scientifiques, les vulgarisateurs, pour que la vulgarisation puisse effectivement avoir cette fonction de réinjecter de la réflexivité dans le savoir des sciences, afin que ce savoir puisse effectivement réintégrer la culture, il faudrait que les scientifiques soient prêts à ce que la vulgarisation ne soit pas exclusivement consacrée à relayer leur propre point de vue sur le monde. Si la vulgarisation ne fait que cela, elle devient propagande. De la pure propagande. Au sens même où Hitler utilise le terme « vulgarisation ». Hitler condamnait tous les journaux, les journalistes, toute cette engeance horrible de gens qui se mêlent de ce qui ne les regardent pas, des intellectuels au sens sartrien du terme. Et Hitler, dans Mein Kampf, parle de la vulgarisation, et dit que la seule littérature pour laquelle il a une considération, c’est la littérature de vulgarisation, et il dit très bien pourquoi : parce que c’est de la propagande. C’est tout. C’était clair, pour Hitler, la vulgarisation était sauvée à ses yeux au nom de sa capacité à se faire le relais d’un point de vue qui n’est même pas explicité. C’est ça qui peut être grave.

Alors que c’est là que la vulgarisation aurait une vocation superbe à reprendre à son compte, celle de multiplier les points de vue. De faire en sorte que l’on puisse parler de la physique des particules par exemple, avec des points de vue qui ne soient pas forcément des points de vue de physiciens de particules. Il y a plein de points de vue possibles, on peut parler de la physique des particules d’un point de vue politique, d’un point de vue économique, d’un point de vue plus culturel aussi, d’un point de vue mystique aussi, il y en a qui l’ont fait. C’est-à-dire que c’est seulement à mon avis en multipliant les points de vue, que l’on peut faire en sorte que le scientifique lui-même, même s’il va dire « ces points de vue sont non pertinents concernant mon domaine », se rende compte qu’il a un point de vue. Et c’est ça qui compte. Qu’il prenne conscience, réflexivement, du point de vue qui lui fait dire que le monde est comme ceci ou qu’il est comme cela.

On pourrait maintenant ouvrir un débat, je peux vous apporter des détails sur des choses qui vous paraitraient encore un peu confuses, et puis compléter selon les besoins.

Je vous remercie de votre attention.

MF : Je vous laisse débattre, si vous avez des réactions à ce qui a été dit, des questions, c’est le moment.

Q1 : J’ai juste une toute petite question : quand vous avez parlé de Fontenelle. Est-ce que vous pensez que Mme de Chatelet et Voltaire, voulaient traduire les résultats de Newton ?

BJ : Alors Mme du Chatelet a traduit les Principia de Newton, et Voltaire a vulgarisé les Principia de Newton. Je ne sais pas si vous connaissez le petit d’ouvrage de Voltaire, qui est magnifique d’ailleurs. Et dans lequel il dit, c’est vraiment très intéressant, parce que dans la préface de cet ouvrage, il se rend lui-même compte de l’impossibilité. Comment faire comprendre en deux cents pages bien tournées ce qu’il a fallu des années à Newton pour le concevoir. Donc lui-même était très conscient de quelque chose qui, à certains moments, est à la limite de l’imposture.

C’est-à-dire qu’il va raconter en deux cents pages, sans aucune formule, etc, il va nous dire ce qu’est la gravitation universelle. Alors qu’à côté, il y a Mme du Chatelet qui peine pour comprendre les documents authentiques et qui traduit très exactement les Principia et avec beaucoup de talent d’ailleurs, talent que Voltaire n’avait absolument pas, puisqu’il n’était pas mathématicien. Du côté de Voltaire, c’est de la vulgarisation, du côté de Mme du Chatelet, c’est une traduction. C’est tout à fait autre chose. Alors je ne sais pas si je réponds à votre question…

Q1 : Enfin je veux dire aussi que Voltaire, il s’est fichu un petit peu du… enfin…

BJ : Tout à fait. Mais il en était convaincu. Voltaire en était convaincu, d’ailleurs, tous les encyclopédistes du XVIIème. Ils sont convaincus, beaucoup plus que l’on ne l’est aujourd’hui encore à mon avis, de la nécessité, d’abord des sciences, de la légitimité de l’entreprise scientifique, de l’algèbre, de la géométrie, etc, mais ils sont aussi convaincus de la nécessité d’introduire une dimension culturelle au fonctionnement des sciences. Et ça, c’est quelque chose qu’on a un peu perdu. Sinon complètement. Dans les modes de gestion actuelle de la recherche scientifique, on oublie généralement complètement cette dimension qui apparaissait comme absolument fondamentale, centrale, pour les encyclopédistes du XVIIe. Diderot le dit, l’encyclopédie est faite pour servir la multiplication des points de vue, pour une véritable prise de conscience des différents sujets suivants les différents points de vue. Rousseau a participé à l’encyclopédie de Diderot, pourtant dieu sait que Rousseau n’avait pas le même point de vue que Diderot. Donc il y a quelque chose au XVIIIème siècle qui est absolument clair, et qui ne l’est plus du tout aujourd’hui. on a l’impression que la vulgarisation est quelque chose de superflu. Allez, combien de chercheurs, — je sais que Pablo Jensen me dirait, “mais non ce n’est pas le cas”,— mais il n’y a pas beaucoup de chercheurs, ou de comités de sélection du CNRS ou de professeurs, qui, devant l’évocation d’une activité de vulgarisation, la considéreraient de façon positive. “Il fait de la vulgarisation ? quel intérêt ?”

Intérêt absolument fondamental, intérêt social et culturel essentiel. A mon sens, la négligence et le mépris dans lequel on tient souvent la vulgarisation, c’est comme si la science se tirait une balle dans le pied. C’est comme si elle se coupait de toutes les ressources culturelles dont elle a besoin pour continuer à fonctionner et à produire des résultats intéressants. Enfin, là, je prêche un public de gens qui sont convaincus, non ?

Q2 : Je me retrouve bien, je comprends bien cette dimension réflexive, que trouve le chercheur qui ouvre la recherche et qui va sur un article qui traite de sa discipline. Je la vois bien aussi, quand il décide lui-même de vulgariser et qu’il situe son travail dans un contexte, donc il est obligé de faire un pas en arrière pour s’adresser à des gens qui sont en face de lui, ou qui vont lire son texte. Ce qui m’étonne, c’est que lorsque l’on entend parler des chercheurs, on a l’impression, que souvent ils sont très dogmatiques, qu’ils n’ont pas cette réflexivité. Et j’ai l’impression qu’au contraire, ceux qui en ont le plus, ce sont ceux qui ont fait une thèse de philo, ou qui ont des copains qui sont sociologues des sciences, ou à la rigueur qui participent à des bars de sciences, auquel cas ils reçoivent du public un regard sur la science. Et par ailleurs, il existe maintenant, au-delà de la vulgarisation écrite dont vous avez parlé, il existe tout un tas de gens, qui font de la vulgarisation, qui ne s’appelle plus vulgarisation, mais médiation, parce que ce sont des gens qui ne font plus partie de la communauté scientifique, souvent qui en ont fait partie, mais s’en sont détachés. Et en en ayant fait partie, est-ce qu’eux-mêmes recherche une réflexivité sur la science puisqu’ils ne sont plus chercheurs ? Pour résumer, la question que je me pose “est-ce que le chercheur est capable, tout seul, de se construire cette réflexivité-là dans une activité de vulgarisation ?

BJ : S’il a une activité de vulgarisation et s’il intériorise bien la contrainte de l’altérité à laquelle il va avoir affaire avec un public de profanes, alors oui, moi je pense qu’il va intégrer une dimension réflexive dans son travail et dans sa recherche. Cette dimension réflexive va lui donner une manière d’aborder les choses qui sera culturellement digestible, beaucoup plus facilement. Vous avez posé à la fin un problème, qui est un problème très sérieux, surtout pour moi qui suis responsable d’un master de journalisme scientifique, qui s’adresse à des scientifiques. Donc des étudiants, qui sont en L3, qui candidatent en M1 de journalisme scientifique, donc qui ont tous fait des sciences, jusqu’au L3 et puis, ils arrivent et ils disent “non, la recherche c’est pas fait pour moi, et comme je ne veux pas dire adieu à ce que j’ai fait pendant trois ans”, ils s’orientent vers le journalisme scientifique. Alors là ils posent un problème particulier, parce qu’ils ont d’abord de la science, une image qui vient de l’enseignement. Or, tout le monde sait, que l’image que l’on tire de la science au nom de l’enseignement, est loin de l’image que l’on peut avoir de la science après avoir fait un peu de recherche. Après un peu de recherche, l’opinion que l’on peut avoir des sciences change pas mal. Et donc, l’une des choses que j’ai instaurées à Paris 7, c’est justement d’ébranler un peu cette image, et de leur faire prendre conscience au fond du point de vue qu’ils ont sur les sciences, et l’exercice que je leur propose, d’entrée en M1, la première chose qu’ils font, je leur demande de présenter théâtralement une controverse scientifique. C’est à dire de rouvrir les boîtes noires, c’est à dire les raisons légitimes qui ont opposé par exemple Pouchet à Pasteur lors de la génération spontanée, et où je leur demande de jouer le jeu, en leur demandant d’essayer de se replacer dans l’époque, une époque où l’on ne savait pas qui aurait raison.