Art, anthropologie et corps : la réflexivité du chercheur… et celle du clown.

28 mai 2012 0 Par Philippe Hert

Ce billet a initialement été publié sur les Espaces Réflexifs, le 14 février 2012.

Mes recherches récentes portent sur la dimension communicationnelle de l’enquête de terrain telle qu’elle est pratiquée en particulier en anthropologie. Après avoir fait du terrain dans les laboratoires de sciences, j’explore à présent ce qu’implique de faire un travail de terrain, et notamment quelle y est la place du corps du chercheur. Je pense qu’il y a des formes de réflexivités qui émergent sur le terrain qui passent par le corps, et j’aimerais essayer de le préciser dans ce billet.

Je vais faire un parallèle avec un autre champ de pratique ou le corps prend une place importante, à savoir le spectacle vivant. Pourquoi ce parallèle ? Il peut sembler assez inapproprié. La démarche scientifique n’a en effet pas grand chose à faire avec la démarche artistique, et on pourrait facilement me critiquer sur ce type de rapprochement. En fait, je ne cherche pas à raisonner sur les liens qui pourraient exister entre art et sciences. Je voudrais simplement partir d’une entrée pratique sur deux types d’activités qui ne semblent pas avoir grand rapport entre eux, mais qui tous deux convoquent une prise en compte d’une situation vécue. Tout du moins, c’est le fil conducteur que je vous propose ici.

A côté de mon activité de chercheur en communication (mais est-ce vraiment à côté ?) je suis clown en apprentissage. En apprentissage, je précise, de ce que peut être « mon » clown. Eh oui, c’est plus fort que moi, je ne peux pas m’empêcher de faire de cette pratique du clown un terrain de recherche ! Qui l’emportera du chercheur ou du clown… les deux y gagneront je l’espère. La formation se déroule par des stages et des ateliers dans lesquels les autres participants constituent le public, ou sont d’éventuels complices dans une improvisation. C’est de cela qu’il s’agit en clown : l’improvisation, toujours et encore. Le clown travaille toujours ses états émotionnels du moment, au moment où il se présente devant un public.

Pour moi, le clown convoque une forme de réflexivité que n’a pas par exemple l’acteur. Dans le théâtre contemporain ou la danse contemporaine il y a un travail avec les émotions, leur apparition, leur circulation, qu’il s’agit par exemple de pouvoir re-convoquer dans une performance, mais en général (il y a des exceptions!) l’artiste sait ce qu’il va faire sur scène. Tandis que pour le clown, même s’il ne vient pas sur scène avec rien ni à partir de rien, et il a bien un jeu d’acteur, il utilise néanmoins également ce qui lui vient sur l’instant du public, de la scène, des objets, ou de ses états émotionnels et affectifs.

Photo de Akynou - Source : stellamaris.blog.lemonde.fr

Ce que je trouve très intéressant dans ce type de pratique artistique, est le regard très affûté sur soi que l’on apprend à avoir. Qu’est-ce que je donne à voir, comment ce que je ressens à cet instant est cohérent avec ce que j’exprime, est-ce que mon intention d’exprimer une chose précise correspond-elle avec ce que j’exprime effectivement, est-ce que je suis bien présent dans mon intention, est-ce que mon intention n’est-elle pas autre que ce que je crois, comment ce que je perçois est influencé par mon état émotionnel ? Une quantité énorme de questions se posent confusément à l’apprenti clown. Autant de questions philosophiques en un sens, mais qu’il doit résoudre de manière pratique. Pour cela il a besoin de se construire des outils personnels, et faire de son corps un outil qu’il peut mobiliser, non pas pour exprimer des choses sur commande (le beau paradoxe !) mais pour se mettre dans les états émotionnels recherchés, et pour exprimer sans trop de parasitage ce qu’il ressent d’une situation. Il doit donc être à la fois fortement engagé dans ce qu’il ressent (interne), dans ce qu’il exprime (externe) et garder une part de son attention pour observer de « l’extérieur » ce qui se passe et ce qu’il fait. Du moins c’est ainsi que je comprends cette pratique que j’expérimente, et c’est ainsi que je questionne la réflexivité … clownesque. Ce que cette forme de réflexivité peut apporter à d’autres pratiques m’intéresse au plus haut point, pour, vous le devinez, comprendre quelle est la réflexivité qui s’exerce sur le terrain.

On pourra alors penser qu’analyser en chercheur ce que me fait la réflexivité du clown conduit à une espèce de double réflexivité un peu vertigineuse : la réflexivité du clown en situation d’improvisation doublée de la réflexivité du chercheur qui prend pour terrain la pratique du clown, et qui ont « tous les deux » un regard sur ce qui est en train de se passer et de se vivre. Qu’il s’agisse de la même personne facilite bien sûr les choses. Mais en plus je pense qu’il s’agit en fait de la même réflexivité, en pratique. Le chercheur l’exprimera peut-être avec des mots là où le clown essayera de l’incarner dans son jeu, mais au départ il y a la même compréhension et perception. D’ailleurs le clown peut aussi revenir sur son jeu, analyser et parler de ce qui se joue ou s’est joué, au même titre que le chercheur. Le point est important : cela signifierait qu’il n’y a pas une réflexivité scientifique et une réflexivité « artistique ». Du moins c’est ce que j’expérimente pour l’instant. Si ce point est vrai, alors le travail de la réflexivité en art peut nous aider à explorer la réflexivité sur le terrain, la réflexivité par rapport à la pratique de la recherche… et en particulier peut nous aider à comprendre la place du corps du chercher sur le terrain. Je laisse ici de côté les questions relatives à la scientificité de la démarche, à la valeur scientifique du propos du chercheur et la « non » scientificité du propos du clown. Bien entendu, les choses sont plus complexes que cela. Le chercheur revendique une volonté de faire science, comme le dit Baudouin Jurdant après Isabelle Stengers, là où le clown n’en a que faire.

Tom Cushing - Source: www.toutlecine.com

La réflexivité dans le jeu du clown, dans le jeu scénique de façon générale, passe par le corps : c’est à travers lui que nous sentons, percevons, faisons percevoir. Le corps introduit un ensemble de médiations qui fait qu’il n’y a jamais de communication transparente d’une intention vers un public. C’est donc lui le vecteur d’expression premier (si on y ajoute la voix, la parole). Ce qui paraît ici évident pour la pratique artistique le devient beaucoup moins pour la recherche de terrain. Oui le chercheur à un corps qui véhicule un certain nombre d’intention lorsqu’il interagit, et il peut induire des dispositions, tout comme il peut sentir et percevoir des dispositions corporelles des « acteurs » du terrain. Cependant, ce corps est rarement pris en compte dans l’écriture du terrain.

Pourtant, l’enquête de terrain, en anthropologie et ethnologie, est une situation (de communication) où il s’agit non seulement de comprendre ce que vos interlocuteurs vous disent, mais également de vous imprégner d’une situation de vie. C’est ce que l’on appelle l’observation participante. Il y a donc plus que les paroles des autres qui vous aident à comprendre le monde auquel vous vous confrontez et dans lequel vous avez choisi de passer du temps, voire même d’y vivre. C’est donc tout ce que vous percevez, sentez, vivez, qui donne une certaine couleur, une certaine tonalité à votre expérience de terrain, et qui participe de la compréhension de celle-ci. Dans le meilleur des cas, cette expérience sera retraduite dans une écriture (est-ce que l’on peut alors parler d’écriture réflexive ?) ou tout du moins l’ethnologue pourra témoigner de son expérience en séminaire, colloque, dans les discussions informelles avec ses collègues (d’où l’importance du partage de la parole dans les communautés de recherche…).

Pourquoi alors tous ces éléments de perception, qui passent par le corps, et je dirais même par le corps sensible, ne sont pas forcément pris en compte dans la littérature scientifique. Je vois deux raisons à cela. Tout d’abord, parce qu’il semble difficile de donner une place aux affects dans les sciences sociales, et on le comprend aisément : ça n’est pas très scientifique ! Le risque de dérive est grand, de prendre par exemple un particularisme ou une valeur personnelle, ou encore une forme de sociabilité particulière comme une réalité objective. Tout cela constitue le b.a.-ba de la méthodologie des sciences sociales. Or en réalité, il ne s’agit pas ici de prendre ses affects pour des faits, même relatifs, mais simplement de rendre compte de ces affects, de les utiliser et de savoir les utiliser pour comprendre une situation.

En quoi la réflexivité du clown peut nous aider ici ? Le clown est à la fois totalement engagé et détaché, ce qui le renvoie au paradoxe du comédien comme en parle Voltaire. Mais il est engagé dans le présent, et non pas par rapport à un personnage qu’il joue. En fait il joue son personnage de clown qui est là et réagit à une situation. En un sens le chercheur pourrait gagner en capacité d’analyse et de traduction, de médiation, s’il prenait peut-être davantage en compte ce type de présence : ce que fait sa présence et ce que la présence des autres lui fait. Bien sûr cette réflexivité qui porte sur la présence ne viserait pas dans ce cas une performance artistique, mais une compréhension mutuelle, par un échange qui n’est pas qu’un échange de paroles, mais d’attitudes, et d’incompréhensions aussi. Car on peut partager des incompréhensions, au lieu de chercher à tout comprendre précisément, c’est peut-être là un point aveugle des sciences sociales.

La seconde raison selon moi de cette faible prise en compte du corps sur le terrain, est lié au fait que ce n’est pas tant le vécu, partiel, partial, du chercheur, même présent pendant un temps significatif sur un terrain qui importe pour la recherche, mais bien les témoignages et descriptions des situations vécues par ceux qu’il étudie. Ce sont davantage les affects des autres qui peuvent être un matériau pour le chercheur que ses propres affects.

Mais là encore, faut-il au moins qu’une certaine empathie puisse se mettre en place sur le terrain de recherche, sinon point de partage de cet ordre. On voit bien ici comment ce qui se joue sur le terrain de l’enquête relève de situations de communication, de situations sociales d’échanges, d’interactions, avec toute leur complexité, et surtout de situations qui nous amènent vers ce que Jacques Rancière appelle le partage du sensible. Ce partage du sensible est une condition politique de la rencontre, de l’échange social, il pose « l’égalité de n’importe quel être parlant avec n’importe quel autre être parlant » (Rancière, 1995 : 53).

Source : pcafe.positifforum.com

Le Clown peut nous montrer une voie : comme je l’indiquais au début, je ne cherche pas à faire des parallèles hasardeux, mais j’essaye d’utiliser ce que l’expérience artistique nous apprend des situations qu’elle met en scène, qui sont des situations de communication « authentiques » dans le sens où l’artiste livre quelque chose de son expérience vécue sur le moment. Cette approche peut alors nous aider à mieux comprendre ce que d’autres situations de communications, comme le vécu sur le terrain de l’enquête, ont d’authentique et mieux les analyser réflexivement.

Le rapprochement peut sembler osé, mais il me semble que l’on a tout à y gagner s’il s’agit de l’analyser en pratique et pas de faire des rapprochement conceptuels trop rapides. Il s’agit pour moi de voir à travers l’expérience, de façon pragmatique, comment la prise en compte réflexive de la présence sur le terrain, peut aider à analyser et rendre compte de manière peut-être plus complète l’extraordinaire complexité des échanges humains. Cela ne signifie pas que je considère que tous les anthropologues devraient également avoir une pratique du spectacle vivant… Il y a certainement beaucoup de voies possibles. Et si le chercheur suit tant soit peu une voie où il peut expérimenter une certaine conscience réflexive de ce qu’il vit et de ce qu’il exprime, alors ont peut dire qu’il est certainement engagé sur son terrain. Car ce qui importe ici est bien d’arriver à produire des interprétations en profondeur, à la fois sur le plan de la compréhension empirique d’une situation et sur le plan de la capacité analytique.

Philippe Hert

Centre Norbert Elias

Jurdant, B., 1999, Le désir de scientificité, Alliage, n°41-42.

Rancière, J., 1995, La mésentente, Paris, Galilée.